CHAPITRE X
« Debout, miss, nasillait le robot planté sur le seuil, debout s’il vous plaît ! »
Elsy ouvrit un œil que l’abus de somnifère rendait flou, et bâilla à s’en décrocher la mâchoire. C’était l’heure de la promenade, depuis six mois elle n’avait pas encore réussi à s’y faire, elle appréhendait ce moment à la manière d’un rendez-vous chez le dentiste. En fait elle redoutait chaque confrontation hebdomadaire. Elle avait toujours peur de paraître grotesque aux yeux de ses compagnons de détention, peur de leurs regards faussement apitoyés, ou sournoisement satisfaits.
Pourtant elle n’avait rien à leur envier ! Comme elle, ils s’étaient progressivement changés en patchworks de chair, et les hasards des « dépôts » ou des « retraits » venaient bouleverser la géographie de leur corps à date fixe. Malgré cela, lors des brèves rencontres autorisées par Irshaw, chacun essayait de se prouver à toute force qu’il était mieux loti que ses camarades. La dernière fois, Merl avait soulevé l’hilarité générale en affichant d’horribles petites mains grassouillettes de provenance indéniablement féminine.
— Pauvres crétins ! avait alors rugi le voyou décharné. Ce sont les doigts de Marianna Kopfmanenko, la masseuse personnelle du président de la ligue terrienne ! Elle se fait de l’or avec des pognes comme ça ! De l’or !
Et comme David continuait à glousser, il s’était jeté sur lui pour le bourrer de coups. La bagarre avait à tel point dégénéré que les robots-majordome avaient dû les séparer en usant de leurs matraques électrifiées.
Généralement on les rassemblait dans le salon d’apparat, puis on leur servait un repas fastueux au cours duquel il leur était permis de s’enivrer et de faire l’amour.
— Il faut lâcher la pression, avait coutume de déclarer Irshaw, se relaxer de temps à autre. La seule chose que je vous interdis c’est de vous quereller ! Pas de coups de poing, de gifles ou de griffures qui pourraient laisser des traces sur les chairs qu’on vous laisse en garde ! Compris ? Dites-vous bien que vous n’êtes pas « chez vous », et qu’à un poil près vous êtes dans la même position qu’un type se rendant à un bal de la haute dans un costume de location qu’il serait bien incapable de s’acheter ! S’il lui arrive de faire un accroc ou une tache, il lui faudra casquer l’amende ! C’est clair ?
C’était clair, effectivement. Et ça le devint encore plus lorsque Merl et David durent chacun payer un dédit d’un million de crédits pour avoir endommagé, au court d’un bref combat, l’épiderme d’une porno-star masculine qui versait une fortune pour qu’Irshaw veillât sur son capital-beauté.
— C’est l’heure de la promenade, miss, nasilla une nouvelle fois le haut-parleur.
Elsy soupira. L’androïde venait de libérer la porte de sa cellule et lui faisait signe de sortir. Elle serra la ceinture du peignoir défraîchi autour de sa taille, et traîna les pieds jusqu’au couloir. Au bas de l’escalier, que les marches capitonnées d’écarlate faisaient chaque jour un peu plus ressembler au décor d’un mauvais film, Merl, David et Suzan attendaient déjà, sirotant chacun un cocktail, l’air morose et le regard fuyant. Elle vit tout de suite que Merl affichait des bras à la musculature hypertrophiée en complète opposition avec son torse de gringalet où les côtes ne laissaient rien ignorer des contours d’une cage thoracique étriquée.
— Hé ! ricana David en avisant Elsy. Regarde Merl ! Il lui est poussé des pattes de gorille pendant la nuit !
Le voyou aux cheveux blonds émit un feulement de haine.
— Fais gaffe à ce que tu dis, branleur ! Ces bras de gorille pourraient bien te plier en quatre comme une vieille boîte de bière !
— Viens-y, rigolo ! exulta David en sautant sur place, viens-y ! J’aimerais voir ça, jette un coup d’œil sur mes mains, hé ! Pelure ! T’en n’as jamais eu des comme ça ! Ce sont celles de Yokushi Namara, la vedette des films de karaté, avance d’un mètre et : pif ! paf ! Je te transforme en aliment pour chien !
Il faisait de grands gestes, mimant des positions de combat qu’il espérait terribles et qui ne faisaient que le rendre chaque seconde un peu plus ridicule.
— Oh ! La paix, les mecs ! aboya Suzan. Vous n’êtes donc jamais fatigués de faire les singes ? Allez vous casser la gueule à la cave si vous en avez envie, moi j’ai la migraine…
Elsy se laissa tomber sur un siège bordé de ciselures dorées. David haussa les épaules et enfouit ses mains jaunes au fond des poches de son peignoir. Le silence se réinstalla, lourd de gêne.
— Mandy et Lora ne descendent pas ? demanda Elsy à tout hasard, et dans le seul but de dire quelque chose.
Suzan piqua aussitôt dans sa coupe et se mit à sangloter convulsivement. Elle en rajoutait, pleurait théâtralement, secouant les épaules beaucoup plus qu’il n’était nécessaire. Elsy leva un sourcil interrogateur.
Merl agita son verre, mal à l’aise.
— Mandy a morflé ! laissa-t-il enfin tomber. La fille qu’elle avait en « dépôt » est venue récupérer son bien hier soir. C’est une pickpocket « artistique » qui se produit dans les cabarets, une nana capable de piquer son slip à un scaphandrier en tenue de plongée sans qu’il s’en aperçoive ! Mandy lui prêtait ses mains depuis trois mois.
— Et alors ?
— Les Vandales l’ont piégée. Une paire de gants doublés de filaments électriques reliés à une minipile nucléaire, et capables d’atteindre l’incandescence en moins de deux secondes ! La minette a été brûlée jusqu’à l’os, il paraît que la résille métallique lui est entrée dans la chair comme dans du beurre !
— Tais-toi ! glapit Suzan.
— Évidemment, conclut Merl, comme elle souffrait le martyre, elle a préféré reprendre ses vraies mains et laisser à Mandy le soin de supporter la douleur ! Rien à dire, après tout c’est dans le contrat… Le client est roi, il laisse, il reprend. Pas de compte à rendre.
— Les risques du métier ! observa platement David. Les risques du métier.
Elsy se leva sans un mot, gagna le premier. La chambre de la blessée était ouverte. Un robot s’affairait au chevet de la jeune fille inconsciente. Au moment de franchir le seuil de la cellule, Elsy aperçut les mains de Mandy posées de part et d’autre des hanches sur des carrés de gaze stérile. Des crevasses noirâtres y creusaient un entrelacs de croisillons carbonisés. Elle recula, le cœur au bord des lèvres, et heurta Ulm qui sortait justement de la chambre de Lora. Il écarta le rideau de tresses grasses lui mangeant le visage, esquissa une grimace douloureuse :
— Moche, hein ? fit-il de sa curieuse voix chantante. Lora fait une crise de nerfs, le robot vient de lui administrer une piqûre calmante… Tout de même, ça fait drôle.
Elsy hocha la tête, la gorge contractée. C’était le premier accroc, la première fausse note. Jusque-là ils avaient tous repoussé l’éventualité d’un « rendu HS » dans le coin le plus sombre de leur cerveau, refusant puérilement d’envisager le risque encouru, misant sur la chance… « Rendu hors service », la terminologie rassurante, pudique, était d’Irshaw lui-même. Il aurait fallu dire : « restitué pour cause de mutilation »… « Réformé pour carnage » !
— La fille a tout de même été sympa, observa Ulm qui pianotait nerveusement au fond de ses poches, elle a laissé un gros, gros, pourboire. Maintenant que les Vandales s’imaginent l’avoir détruite elle est tranquille pour quelque temps…
— Pourquoi restent-ils sur Fanghs ? soupira Elsy. Pourquoi ne sautent-ils pas dans le premier vaisseau de liaison intergalactique pour aller se produire ailleurs ?
— Qui ça, « ils » ?
— Mais les artistes ! Les vedettes ! Les… À leur place je…
— À leur place tu ferais pareil ! La plupart d’entre eux sont des stars sur Fanghs, mais SEULEMENT sur Fanghs. Sur une autre planète il leur faudrait repartir de zéro… ou redevenir des « zéros » ! Et puis, à ce que dit Irshaw, le Vandalisme est en train d’exporter sa croisade. On signale des attentats sur Mars, Mercure, Vénus…
— Le vieux porc doit se frotter les mains ! ricana la jeune fille. Je suis sûre qu’il envisage d’ores et déjà d’installer des succursales à travers tout le cosmos !
Ils rirent, amèrement, et regagnèrent la salle d’apparat. Merl y faisait une démonstration de sa toute récente force musculaire en soulevant une statue de porphyre qu’il aurait été bien incapable d’ébranler quelques semaines auparavant.
— D’où sors-tu ces bras d’hercule ? s’enquit Ulm que la performance impressionnait visiblement.
— D’un champion de bodybuilding ! triompha le voyou. Les Vandales ont essayé de l’avoir en injectant de la nitroglycérine dans des haltères creux. Il a eu une chance insensée ! C’est son entraîneur qui a sauté à sa place. Les deux bras arrachés jusqu’aux coudes, la vraie boucherie !
Il parada stupidement, poings serrés, faisant rouler les boules luisantes de ses biceps comme un athlète de foire.
— Je me sens un autre homme ! Vrai ! exulta-t-il. Il me semble que je pourrais casser les reins à tous ces fichus robots en ne me servant que du pouce et de l’index !
Elsy ferma les yeux. Des enfants ! Ils étaient comme des enfants à qui l’on aurait offert des jouets de peau, une panoplie de chair… un costume vivant. Un étrange vertige narcissique leur tournait la tête, balayant pour quelques heures la conscience du ridicule, la crainte du danger. Tels des gosses qui se déguisent en héros de série télévisée, ils devenaient l’espace d’un après-midi des vedettes de l’écran, des personnalités, des êtres hors du commun, des demi-dieux.
— Tu sais, chuchota soudain Ulm contre son oreille, mes mains… ce sont celles de N’Koulé Bassai, le plus grand pianiste de jazz de tous les temps ! Super, non ? Et tiens-toi bien ! Tu sais ce qu’il m’a dit ? Que les miennes n’étaient « pas mauvaises du tout » ! Tu entends ça ? Il a essayé de jouer avec, et il m’a dit qu’il avait été drôlement surpris du résultat. « Agréablement surpris », ouais ! C’est ce qu’il a dit ! « Agréablement surpris ! » Tu réalises ? N’Koulé Bassai !
Elsy hocha distraitement la tête. Subitement elle n’avait plus qu’une envie, retrouver le monde clos de sa chambre et dormir. Dormir.
L’après-midi s’écoula dans une morne hébétude. Ils burent tous exagérément, puis David proposa à Suzan de faire l’essai du pénis que Ralph Super-H – la pornostar – lui avait laissé en dépôt le temps d’une croisière dans les mers du Sud. La fille éclata d’un rire vulgaire quasi hystérique, et le suivit au premier d’un pas chavirant. Ulm ne tarda pas à sombrer dans un coma éthylique des plus impénétrables, laissant Merl et Elsy face à face. Aussitôt le garçon s’approcha, l’air grave. Après avoir vérifié qu’aucun robot ne traînait dans le hall, il enlaça Elsy et fit mine de la caresser. Très rapidement elle comprit qu’il ne s’agissait que d’une comédie.
— Écoute, lui murmura-t-il dans les cheveux, on n’a pas trop le temps, alors retiens bien ce que je te dis. J’ai pris ma décision : je vais m’évader !
Elle eut un haut-le-corps mais la poigne du voyou se fit plus rude.
— Écoute ! ragea-t-il. Le fric c’est bien ! On n’est même pas sûrs qu’Irshaw nous paiera ! Les comptes numérotés, les contrats, tout ça c’est peut-être du bidon, des papiers que ce gros porc imprime lui-même. Comment savoir ? C’est si facile pour lui de nous doubler. Il suffit qu’un jour il oublie de revenir, qu’il nous laisse crever ici… Et puis, je vais te dire… Ne prends pas ça mal, mais même avec le fric on sera toujours des minables. Dis, t’as vu ta vraie tête ? Et la mienne ? Aujourd’hui je suis bien ! J’ai la force… J’en avais rêvé toute ma vie. Avoir des bras d’hercule ! Dieu ! Ça m’a travaillé toute mon enfance ! Et toi : tes cheveux, tes seins, ta bouche ! Rien que des pièces détachées piquées aux plus belles filles de la planète ! Un capital plus important qu’un compte en banque qui n’existe sûrement même pas. C’est maintenant qu’il faut filer ! Tu as regardé les mains de Mandy ? J’ai pas envie de finir comme ça, les bras ou les pattes en bouillie. Faut filer, j’te dis. MAINTENANT.
Il postillonnait contre sa tempe, elle s’écarta, gênée.
— Tu es fou ! haleta-t-elle. Et le système de sécurité ? Les herbes, le tunnel, le…
Il s’entêta, les sourcils froncés, les mâchoires prêtes à mordre.
— Du bidon ! Comme le compte en banque fantôme ! Irshaw nous a eus au bluff. Tu les as vus, toi, les dum-dum ? Tu peux affirmer que les herbes brûlent ceux qui s’y frottent ? Non ! Irshaw te l’a assuré, C’EST TOUT ! Le seul obstacle c’est les robots, et les portes blindées. À part ça… Je vais foutre le camp, viens avec moi. J’ai la force ! Je pourrai m’imposer dans une bande, devenir un chef ! Bon sang, j’en ai toujours rêvé… Faut sauter sur l’occase. Réfléchis ! Je tenterai le coup à la prochaine promenade, parole !
Elsy le regarda s’éloigner, stupéfaite et atterrée. Était-il fou ? Avait-il mis le doigt sur le défaut de la cuirasse ? D’un certain point de vue il avait raison : personne n’avait jamais pu vérifier l’efficacité des pièges tant vantés par Irshaw. Personne. Cela donnait évidemment à réfléchir.
Elle regagna sa chambre bien avant l’heure imposée et s’étendit sur sa couche pour examiner la situation. Comme elle avait, elle aussi, abusé des boissons alcoolisées, elle finit par s’endormir.
Elle passa les trois jours qui suivirent dans les affres de l’incertitude. À certains moments elle parvenait à se persuader que la panoplie défensive d’Irshaw n’était qu’un leurre, à d’autres elle frissonnait d’épouvante en imaginant le choc mou des insectes de chitines blindées la traversant de part en part telles des balles de mitrailleuse, perçant son ventre pour jaillir au creux de ses reins dans un éclaboussement d’entrailles et de vertèbres disloquées. La nuit, elle voyait les herbes l’engloutir, la rouler comme une épave dans leurs vagues caoutchouteuses et corrosives. Plusieurs fois elle se leva pour aller coller son oreille à la paroi extérieure, espérant surprendre le choc des dum-dum forant leur chemin vers le centre du cube, mais la pierre ne vibrait d’aucune présence.
Le jour de la promenade arriva sans qu’elle soit parvenue à prendre une décision. Dès qu’elle fut dans le couloir, elle aperçut Merl qui l’attendait, très pâle, la main droite crispée sur la fausse rampe d’ébène de l’escalier, et elle faillit rebrousser chemin. En la voyant s’approcher il pâlit davantage, elle comprit que son manque d’enthousiasme devait se lire clairement sur son visage.
— Tu ne viens pas, fit-il d’une voix rogue.
C’était plus une constatation qu’une demande.
— J’ai peur, chuchota-t-elle en guise d’excuse, je ne sais plus où j’en suis.
— Accompagne-moi au moins jusqu’à la rampe d’accès…
— Okay, lâcha-t-elle dans un souffle.
Tout de suite après elle fut envahie d’une crainte diffuse : n’allait-il pas essayer de l’entraîner de force ? L’angoisse comprimait sa poitrine, elle ouvrit la bouche comme un poisson qui suffoque et il lui sembla que les veines sillonnant ses tempes dessinaient deux réseaux turgescents au bord de l’éclatement. Ils descendirent, traversèrent le hall encore désert et pénétrèrent dans la salle d’accès, là où débouchait l’étroit tunnel en liaison directe avec le jardin. Comme à l’accoutumée, Irshaw l’avait inondé en quittant le bâtiment. Personne ne savait comment il procédait, probablement à l’aide d’un émetteur dissimulé du dernier modèle, quelque chose d’hypersophistiqué qui réagissait à l’empreinte de son pouce droit, au tracé des circonvolutions de son oreille gauche, ou à l’analyse mélanique de tel ou tel grain de beauté… Depuis quelques années ce genre de produit faisait fureur, alors comment savoir ?
Elsy rassembla les pans du peignoir entre ses cuisses et s’assit sur ses talons. À quelques mètres, un liquide épais à l’odeur âcre emplissait la galerie taillée en pente vive. Si l’on voulait sortir, il fallait obligatoirement plonger au sein de cette mixture pâteuse, nager en aveugle sur plusieurs dizaines de mètres pour s’arracher à cette colle vivante… Elle frissonna.
— Le tunnel forme un V aux branches très écartées, expliqua Merl, à l’extrémité de chacune de ces branches se trouve une ouverture d’accès. Nous sommes en ce moment au sommet de la branche gauche, l’intérieur du V étant lui-même totalement inondé…
— Tu ne passeras jamais !
— Ne sois pas idiote. Écoute, j’ai bien réfléchi. La diastase industrielle qui remplit le boyau est probablement le seul des pièges d’Irshaw existant réellement. Sur ce point il n’a pas menti, et puis ce genre de truc s’achète sans problème. Les entreprises de pompes funèbres en font une grande consommation. Mais il y a quelque chose qui cloche…
— Quoi ?
— Un suc digestif est conçu pour dissocier des matières organiques, des trucs vivants ou l’ayant été…
— Et alors ?
— Alors il suffit d’un scaphandre, d’un véhicule étanche pour s’y déplacer sans danger. Cette saloperie bouffe la chair, la viande, PAS LE MÉTAL, c’est ce que j’essaye de te faire comprendre. Si tu avales un boulon, ton estomac sera bien en peine de le digérer ! Non, il y a quelque chose de louche, j’en suis convaincu, c’est comme si…
— Tu veux dire que les Vandales pourraient aisément traverser ce barrage pourvu qu’ils prennent soin de se tenir à l’abri d’un revêtement métallique…
— C’est ça ! Or quelqu’un venant de l’extérieur trouverait facilement un scaphandre adéquat, un véhicule amphibie… Alors que NOUS…
— Nous vivons nus 24 heures sur 24, et ce ne sont pas nos peignoirs qui pourraient constituer une quelconque protection ! C’est ça ?
— Exact ! Ou Irshaw a commis une grossière erreur en nous croyant à l’abri d’une incursion ennemie, ou…
— Ou la diastase est davantage conçue POUR NOUS EMPÊCHER DE SORTIR que pour interdire aux Vandales d’entrer !
— Voilà ! triompha le garçon. Ce sagouin se doutait bien que tôt ou tard nous chercherions à lui fausser compagnie. Le vrai danger pour lui, ce n’est pas la menace des Vandales qui ignorent totalement notre existence, mais bel et bien l’éventualité d’une mutinerie !
— Cela ne change pas grand-chose au problème principal, observa Elsy, si tu plonges dans cette soupe, tu seras dissocié en éléments protéiques, en…
— Non ! Bon sang, sers-toi de ta tête ! Je viens de te dire que les matières minérales ne risquent rien. L’une d’entre elles surtout, qui constitue pour les organismes vivants un vrai poison : le plomb ! Jamais une diastase n’essaiera d’ingérer du plomb, et si elle le fait elle s’intoxiquera sur-le-champ, tout le processus de digestion en sera perturbé… Je vais passer à travers cette soupe, comme tu dis, avec un scaphandre vénéneux ! Inattaquable !
Elsy écarquilla les yeux, incrédule. Merl ricana de sa surprise.
— Mais oui, grosse gourde ! Tu te demandes d’où je sors mon savoir, hein ? Je me suis simplement servi de la télé et des programmes éducatifs, après j’ai fouillé dans tous les placards… Et j’ai trouvé mon scaphandre ! Ou du moins de quoi le construire. Regarde !
Il marcha vers l’empilement de bidons troués qui occupaient le mur du fond. Plongeant le bras dans une caisse il en ressortit un paquet. Elsy identifia une cinquantaine de sacs plastifiés dont les robots faisaient usage pour collecter les ordures, les débris alimentaires, ainsi qu’un banal pistolet à peinture.
— Je vais m’envelopper dans les sacs de la tête aux pieds comme une vraie momie, expliqua Merl, puis les fixer avec de la bande adhésive, après je m’enduirai de peinture. Tu saisis ? C’est de la peinture pour androïdes ! Un produit dont on recouvre leur carcasse pour éliminer toute fuite de radiations vers l’extérieur. Un pigment au pourcentage de plomb très élevé !
— Tu es fou ! En théorie c’est très beau, mais il suffit que l’un des sacs se déchire… Et puis le plomb ne te protégera pas contre l’acide des plantes…
Le garçon haussa les épaules, visiblement excédé.
— Il n’y a pas de plantes corrosives. C’est juste un bobard ! Alors, c’est décidé ? Tu ne viens pas ?
Elsy recula d’un pas en secouant la tête. Merl eut un geste de lassitude.
— Comme tu veux. Enfin, tu connais la combine, avec un peu de chance tu pourras mettre la main sur un autre pot de vernis. Allez, aide-moi !
Elle s’exécuta, progressivement gagnée par la désagréable impression d’assister un condamné à mort dans son ultime toilette.
— Les sels de plomb ! jubilait Merl. Ils produisent un empoisonnement radical : le saturnisme, qu’on appelle aussi « coliques de plomb »…
On eût dit qu’il récitait une leçon bien apprise. Elsy ne l’écoutait pas, en proie à un violent combat intérieur : devait-elle le suivre ? Devait-elle l’empêcher de commettre pareille folie ?
Lorsqu’il fut entièrement gainé de plastique, il se protégea le visage sous l’étoffe de son peignoir et ordonna à la jeune fille de le recouvrir de peinture. Elle obéit, un nuage pulvérulent jaillit du pistolet pour se déposer à la surface du « vêtement » en larges taches bleuâtres. Elle s’appliqua à n’oublier aucun interstice, ne négligeant ni la paume des mains, ni la plante des pieds. Le pigment séchait en quelques secondes, formant une croûte solide et luisante du plus bel effet. Pour finir elle barbouilla à part un dernier sac, celui qui ferait office de cagoule, et que le garçon ne pourrait enfiler qu’au dernier instant.
— Ça va ! conclut Merl, je suis bon nageur, et avec les bras que j’ai maintenant je vais avancer plus vite qu’un hors-bord ! Il vaut mieux que tu sortes, gare aux éclaboussures !
Il l’embrassa maladroitement, sectionna un mètre de bande adhésive avec les dents, et coiffa la cagoule après avoir gonflé ses poumons. D’un geste rapide il l’assujettit sur sa gorge à l’aide du morceau de sparadrap, et entreprit de descendre la pente. Elsy recula précipitamment. À présent le garçon était immergé jusqu’à mi-cuisses. Il esquissa un geste d’adieu et plongea au cœur du cloaque, faisant naître une bulle énorme dont l’éclatement ne fût pas sans rappeler le bruit d’un gigantesque rot…
Elsy s’enfuit, incapable d’en supporter davantage.